Le Mondain, Voltaire (1736)

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le Mondain
Regrettera qui veut le bon vieux temps,  Et l’âge d’or, et le règne d’Astrée,  Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,  Et le jardin de nos premiers parents ;  Moi, je rends grâce à la nature sage  Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge  Tant décrié par nos tristes frondeurs :  Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs.  J’aime le luxe, et même la mollesse,  Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,

La propreté, le goût, les ornements :
Tout honnête homme a de tels sentiments.  Il est bien doux pour mon cœur très immonde  De voir ici l’abondance à la ronde,  Mère des arts et des heureux travaux,  Nous apporter, de sa source féconde,  Et des besoins et des plaisirs nouveaux.  L’or de la terre et les trésors de l’onde, Leurs habitants et les peuples de l’air,  Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.  O le bon temps que ce siècle de fer !  Le superflu, chose très nécessaire,  A réuni l’un et l’autre hémisphère.  Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux  Qui, du Texel, de Londres, de Bordeaux,  S’en vont chercher, par un heureux échange,  De nouveaux biens, nés aux sources du Gange,  Tandis qu’au loin, vainqueurs des musulmans,  Nos vins de France enivrent les sultans ?  Quand la nature était dans son enfance,  Nos bons aïeux vivaient dans l’ignorance,  Ne connaissant ni le tien ni le mien.  Qu’auraient-ils pu connaître ? ils n’avaient rien,  Ils étaient nus ; et c’est chose très claire  Que qui n’a rien n’a nul partage à faire.  Sobres étaient. Ah ! je le crois encor :  Martialo n’est point du siècle d’or.  D’un bon vin frais ou la mousse ou la sève  Ne gratta point le triste gosier d’Ève ;  La soie et l’or ne brillaient point chez eux,  Admirez-vous pour cela nos aïeux ?  Il leur manquait l’industrie et l’aisance :  Est-ce vertu ? c’était pure ignorance.  Quel idiot, s’il avait eu pour lors  Quelque bon lit, aurait couché dehors ?

Mon cher Adam, mon gourmand, mon bon père,  Que faisais-tu dans les jardins d’Éden ?  Travaillais-tu pour ce sot genre humain ?  Caressais-tu madame Ève, ma mère ?  Avouez-moi que vous aviez tous deux  Les ongles longs, un peu noirs et crasseux,  La chevelure un peu mal ordonnée,  Le teint bruni, la peau bise et tannée.  Sans propreté l’amour le plus heureux  N’est plus amour, c’est un besoin honteux.  Bientôt lassés de leur belle aventure,  Dessous un chêne ils soupent galamment  Avec de l’eau, du millet, et du gland ;  Le repas fait, ils dorment sur la dure :  Voilà l’état de la pure nature.  Or maintenant voulez-vous, mes amis,  Savoir un peu, dans nos jours tant maudits,  Soit à Paris, soit dans Londre, ou dans Rome,  Quel est le train des jours d’un honnête homme ?  Entrez chez lui : la foule des beaux-arts,  Enfants du goût, se montre à vos regards.

De mille mains l’éclatante industrie
 De ces dehors orna la symétrie.  L’heureux pinceau, le superbe dessin  Du doux Corrège et du savant Poussin  Sont encadrés dans l’or d’une bordure ;  C’est Bouchardon[8] qui fit cette figure,  Et cet argent fut poli par Germain.  Des Gobelins l’aiguille et la teinture  Dans ces tapis surpassent la peinture.  Tous ces objets sont vingt fois répétés  Dans des trumeaux tout brillants de clartés.  De ce salon je vois par la fenêtre,  Dans des jardins, des myrtes en berceaux ;  Je vois jaillir les bondissantes eaux.  Mais du logis j’entends sortir le maître :  Un char commode, avec grâces orné,  Par deux chevaux rapidement traîné,  Paraît aux yeux une maison roulante,  Moitié dorée, et moitié transparente :  Nonchalamment je l’y vois promené ;  De deux ressorts la liante souplesse  Sur le pavé le porte avec mollesse.  Il court au bain : les parfums les plus doux  Rendent sa peau plus fraîche et plus polie.  Le plaisir presse ; il vole au rendez-vous  Chez Camargo, chez Gaussin, chez Julie ;  Il est comblé d’amour et de faveurs.  Il faut se rendre à ce palais magique.

Où les beaux vers, la danse, la musique,
 L’art de tromper les yeux par les couleurs,  L’art plus heureux de séduire les cœurs,  De cent plaisirs font un plaisir unique.  Il va siffler quelque opéra nouveau,  Ou, malgré lui, court admirer Rameau.  Allons souper. Que ces brillants services,  Que ces ragoûts ont pour moi de délices !  Qu’un cuisinier est un mortel divin !  Chloris, Églé, me versent de leur main  D’un vin d’Aï dont la mousse pressée,  De la bouteille avec force élancée,  Comme un éclair fait voler le bouchon ;  Il part, on rit ; il frappe le plafond.  De ce vin frais l’écume pétillante  De nos Français est l’image brillante.  Le lendemain donne d’autres désirs,  D’autres soupers, et de nouveaux plaisirs.  Or maintenant, monsieur du Télémaque[16],  Vantez-nous bien votre petite Ithaque,  Votre Salente, et vos murs malheureux,  Où vos Crétois, tristement vertueux,  Pauvres d’effet, et riches d’abstinence,  Manquent de tout pour avoir l’abondance :  J’admire fort votre style flatteur,  Et votre prose, encor qu’un peu traînante ;  Mais, mon ami, je consens de grand cœur  D’être fessé dans vos murs de Salente,  Si je vais là pour chercher mon bonheur.  Et vous, jardin de ce premier bonhomme,  Jardin fameux par le diable et la pomme,

C’est bien en vain que, par l’orgueil séduits,
 Huet, Calmet, dans leur savante audace,  Du paradis ont recherché la place :  Le paradis terrestre est où je suis.


LETTRE DE M. DE MELON

CI-DEVANT SECRÉTAIRE DU RÉGENT DU ROYAUME[20],

SUR L’APOLOGIE DU LUXE.

J’ai lu, madame, l’ingénieuse Apologie du luxe ; je regarde ce petit ouvrage comme une excellente leçon de politique, cachée sous un badinage agréable. Je me flatte d’avoir démontré, dans mon Essai politique sur le commerce, combien ce goût des beaux-arts et cet emploi des richesses, cette âme d’un grand État qu’on nomme luxe, sont nécessaires pour la circulation de l’espèce et pour le maintien de l’industrie ; je vous regarde, madame, comme un des grands exemples de cette vérité. Combien de familles de Paris subsistent uniquement par la protection que vous donnez aux arts ? Que l’on cesse d’aimer les tableaux, les estampes, les curiosités en toute sorte de genre, voilà vingt mille hommes, au moins, ruinés tout d’un coup dans Paris, et qui sont forcés d’aller chercher de l’emploi chez l’étranger. Il est bon que dans un canton suisse on fasse des lois somptuaires, par la raison qu’il ne faut pas qu’un pauvre vive comme un riche. Quand les Hollandais ont commencé leur commerce, ils avaient besoin d’une extrême frugalité ; mais à présent que c’est la nation de l’Europe qui a le plus d’argent, elle a besoin de luxe, etc.


 À table hier, par un triste hasard,  J’étais assis près d’un maître cafard,  Lequel me dit : « Vous avez bien la mine  D’aller un jour échauffer la cuisine  De Lucifer ; et moi, prédestiné,  Je rirai bien quand vous serez damné. — Damné ! comment ? pourquoi ? — Pour vos folies.  Vous avez dit en vos œuvres non pies,  Dans certain conte en rimes barbouillé,  Qu’au paradis Adam était mouillé  Lorsqu’il pleuvait sur notre premier père ;  Qu’Ève avec lui buvait de belle eau claire ;  Qu’ils avaient même, avant d’être déchus,  La peau tannée et les ongles crochus.  Vous avancez, dans votre folle ivresse,  Prêchant le luxe, et vantant la mollesse,  Qu’il vaut bien mieux (ô blasphèmes maudits !)  Vivre à présent qu’avoir vécu jadis.  Par quoi, mon fils, votre muse pollue  Sera rôtie, et c’est chose conclue. »

Disant ces mots, son gosier altéré
 humait un vin qui, d’ambre coloré,  Sentait encor la grappe parfumée  Dont fut pour nous la liqueur exprimée.  Un rouge vif enluminait son teint.  Lors je lui dis : « Pour Dieu, monsieur le saint,  Quel est ce vin ? d’où vient-il, je vous prie ?  D’où l’avez-vous ? — Il vient de Canarie ;  C’est un nectar, un breuvage d’élu :  Dieu nous le donne, et Dieu veut qu’il soit bu.  — Et ce café, dont après cinq services  Votre estomac goûte encor les délices ?  — Par le Seigneur il me fut destiné.  — Bon : mais avant que Dieu vous l’ait donné,  Ne faut-il pas que l’humaine industrie  L’aille ravir aux champs de l’Arabie ?  La porcelaine et la frêle beauté  De cet émail à la Chine empâté,  Par mille mains fut pour vous préparée,  Cuite, recuite, et peinte, et diaprée ;  Cet argent fin, ciselé, godronné,  En plat, en vase, en soucoupe tourné,  Fut arraché de la terre profonde,  Dans le Potose, au soin d’un nouveau monde.  Tout l’univers a travaillé pour vous,  Afin qu’en paix, dans votre heureux courroux,  Vous insultiez, pieux atrabilaire,  Au monde entier, épuisé pour vous plaire.  « O faux dévot, véritable mondain,  Connaissez-vous ; et, dans votre prochain  Ne blâmez plus ce que votre indolence  Souffre chez vous avec tant d’indulgence.  Sachez surtout que le luxe enrichit  Un grand État, s’il en perd un petit.  Cette splendeur, cette pompe mondaine,  D’un règne heureux est la marque certaine.  Le riche est né pour beaucoup dépenser ;  Le pauvre est fait pour beaucoup amasser.  Dans ces jardins regardez ces cascades,  L’étonnement et l’amour des naïades ;  Voyez ces flots, dont les nappes d’argent  Vont inonder ce marbre blanchissant ;

Les humbles prés s’abreuvent de cette onde ;
 La terre en est plus belle et plus féconde.  Mais de ces eaux si la source tarit,  L’herbe est séchée, et la fleur se flétrit.  Ainsi l’on voit en Angleterre, en France,  Par cent canaux circuler l’abondance.  Le goût du luxe entre dans tous les rangs :  Le pauvre y vit des vanités des grands ;  Et le travail, gagé par la mollesse,  S’ouvre à pas lents la route à la richesse.  « J’entends d’ici des pédants à rabats,  Tristes censeurs des plaisirs qu’ils n’ont pas,  Qui, me citant Denys d’Halicarnasse,  Dion, Plutarque, et même un peu d’Horace,  Vont criaillant qu’un certain Curius,  Cincinnatus, et des consuls en us,  Bêchaient la terre au milieu des alarmes ;  Qu’ils maniaient la charrue et les armes ;  Et que les blés tenaient à grand honneur  D’être semés par la main d’un vainqueur.  C’est fort bien dit, mes maîtres ; je veux croire  Des vieux Romains la chimérique histoire.  Mais, dites-moi, si les dieux, par hasard,  Faisaient combattre Auteuil et Vaugirard,  Faudrait-il pas, au retour de la guerre,  Que le vainqueur vînt labourer sa terre ?  L’auguste Rome, avec tout son orgueil,  Rome jadis était ce qu’est Auteuil.  Quand ces enfants de Mars et de Sylvie,  Pour quelque pré signalant leur furie,  De leur village allaient au champ de Mars,  Ils arboraient du foin[25] pour étendards.  Leur Jupiter, au temps du bon roi Tulle,  Était de bois ; il fut d’or sous Luculle.

N’allez donc pas, avec simplicité,
 Nommer vertu ce qui fut pauvreté.  « Oh ! que Colbert était un esprit sage !  Certain butor conseillait, par ménage,  Qu’on abolît ces travaux précieux,  Des Lyonnais, ouvrage industrieux.  Du conseiller l’absurde prud’homie  Eût tout perdu par pure économie :  Mais le ministre, utile avec éclat,  Sut par le luxe enrichir notre État.  De tous nos arts il agrandit la source ;  Et du midi, du levant, et de l’Ourse,  Nos fiers voisins, de nos progrès jaloux,  Payaient l’esprit qu’ils admiraient en nous.  Je veux ici vous parler d’un autre homme,  Tel que n’en vit Paris, Pékin, ni Rome :  C’est Salomon, ce sage fortuné,  Roi philosophe, et Platon couronné,  Qui connut tout, du cèdre jusqu’à l’herbe[26] :  Vit-on jamais un luxe plus superbe ?  Il faisait naître au gré de ses désirs  L’argent et l’or, mais surtout les plaisirs.  Mille beautés servaient à son usage.  — Mille ? — On le dit ; c’est beaucoup pour un sage.  Qu’on m’en donne une, et c’est assez pour moi,  Qui n’ai l’honneur d’être sage ni roi. »  Parlant ainsi, je vis que les convives  Aimaient assez mes peintures naïves ;  Mon doux béat très-peu me répondait,  Riait beaucoup, et beaucoup plus buvait ;  Et tout chacun présent à cette fête  Fit son profit de mon discours honnête.


SUR L'USAGE DE LA VIE

AUX CRITIQUES QU'ON AVAIT FAITES DU MONDAIN.


 Sachez, mes très chers amis,  Qu’en parlant de l’abondance,  J’ai chanté la jouissance  Des plaisirs purs et permis,  Et jamais l’intempérance.  Gens de bien voluptueux,  Je ne veux que vous apprendre  L’art peu connu d’être heureux :  Cet art, qui doit tout comprendre,  Est de modérer ses vœux.  Gardez de vous y méprendre.  Les plaisirs, dans l’âge tendre,  S’empressent à vous flatter :  Sachez que, pour les goûter,  Il faut savoir les quitter,  Les quitter pour les reprendre[28].  Passez du fracas des cours  A la douce solitude ;  Quittez les jeux pour l’étude :  Changez tout, hors vos amours.  D’une recherche importune

Que vos cœurs embarrassés
 Ne volent point, empressés,  Vers les biens que la fortune  Trop loin de vous a placés :  Laissez la fleur étrangère  Embellir d’autres climats ;  Cueillez d’une main légère  Celle qui naît sous vos pas.  Tout rang, tout sexe, tout âge,  Reconnaît la même loi ;  Chaque mortel en partage  A son bonheur près de soi.  L’inépuisable nature  Prend soin de la nourriture  Des tigres et des lions,  Sans que sa main abandonne  Le moucheron qui bourdonne  Sur les feuilles des buissons ;  Et tandis que l’aigle altière  S’applaudit de sa carrière  Dans le vaste champ des airs,  La tranquille Philomèle À sa compagne fidèle  Module ses doux concerts.  Jouissez donc de la vie,  Soit que dans l’adversité  Elle paraisse avilie,  Soit que sa prospérité  Irrite l’œil de l’envie.  Tout est égal, croyez-moi :  On voit souvent plus d’un roi  Que la tristesse environne ;  Les brillants de la couronne  Ne sauvent point de l’ennui :  Ses mousquetaires, ses pages,  Jeunes, indiscrets, volages,

Sont plus fortunés que lui.
La princesse et la bergère  Soupirent également ;  Et si leur âme diffère,  C’est en un point seulement :  Philis a plus de tendresse,  Philis aime constamment,  Et bien mieux que Son Altesse...  Ah ! madame la princesse,  Comme je sacrifierais  Tous vos augustes attraits  Aux larmes de ma maîtresse !  Un destin trop rigoureux  A mes transports amoureux  Ravit cet objet aimable ;  Mais, dans l’ennui qui m’accable,  Si mes amis sont heureux,  Je serai moins misérable.

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